Jacques Bergelin
Inscrit le: 05 Juin 2009 Messages: 18 Localisation: Mercey Sur Saône 70130
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Posté le: Sam Nov 28, 2009 11:05 am Sujet du message: Origine et histoire des Bergelins contée par Boudou |
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Savoyeux, accroché à flanc de colline, descend en étages sur la Saône. La Saône baigne ses maisons basses et gronde sous son usine. Savoyeux sent le lait, la vache, le lilas et parfois le miel Pour nous, les gosses, c’est comme le Paradis. La ferme Mussot se présente la première sur la route, son tas de fumier devant la porte ruisselle de purin jusque dans la rue. Un gros marronnier plein d’oiseaux couvre le tout d un voile d’ombre. Les volailles éparses cherchent furieusement des vers. Par les portes d’écuries ouvertes, on voit les chiens à plat ventre qui attendent de partir “chercher les bêtes’. C’est là, de ces étables, qu’une puissante odeur de purin, de lait, de bêtes et de foin vous saisit. Et l’on descend ensuite la côte gaiement entre les maisons du “quartier neuf” et du directeur de l’usine. Au coin de la “vieille montée”, les sureaux en fleurs et le jardin du Mas Flamant d’où partent des escadrilles de moineaux, vous attendent.
En bas de la côte, l’ancien jardin du grand-père Attalin nous requiert avec un vaste programme de défrichage, soigneusement préparé par notre père, et puis, en face, c’est enfin la maison. “La maison”, centre du village, au centre du monde, au centre de notre vie, au centre de tout.
L‘usine, un peu plus bas, chuinte de toutes ses chaudières, mais on n‘a pas le temps d‘aller saluer les chauffeurs tout noirs qui ringardent dans des foyers d’enfer. Il faut ouvrir la porte avec la grosse clef et ramener la lumière en ces lieux fermés depuis des mois. Et 1‘on retrouve vite les objets familiers : les lignes rangées derrière la grande horloge, à la fin des vacances précédentes.
L‘horloge elle-même aussitôt remontée avec mille précautions, mise à 1‘heure, en respectant les
sonneries de quart et de demie, les paniers descendus, les malles ouvertes, vite je filais à la Saône, retrouver la vieille barque engloutie près des planches des laveuses, à l’entrée de la Garenne. Les Lancelot, gardiens des lieux pour le compte “du château”, m’aident à la tirer hors d’eau. Ecoper, gratter, nettoyer, boucher les fissures avec du papier journal, sera mon travail de demain. Les rames sont dans le hangard, avec les toiles d’araignées. On poussera un grand coup, on sautera quand 1‘eau arrivera aux chevilles et hop ! Je partirai seul sur la rivière. L’odeur de vase, de roseaux, de poisson, de vieux bois, spécifique à la Saône vous pénètre. C’est alors qu’on est vraiment arrivé en vacances. Le bruit des turbines de l’usine, la traîtrise des courants des barrages, le frémissement des feuilles de vernes et de saules, le petit blongios qui s‘envole au nez du batelet en piaillant, le père Harang qui rentre avec son sac de brèmes et son fagot de gaules sur l’épaule, ils sont tous là venus m’attendre. C’est bon les vacances !
-«C‘est très curieux, dit Fa, en arrêtant de tricoter, je n ‘avais jamais remarqué que la petite Noëlle fut rousse à ce point là » !
-«Quelle Noëlle ? Fit Germaine en relevant la tête ! La petite Noëlle ? .Où as-tu vu qu’elle fut rousse ? »
-«Je 1’ai vue ce matin, c’est elle qui a rempli mon bidon de lait. Elle est même en vacances, elle aide sa mère à la ferme et il parait qu’elle travaille très bien à l’école Jeanne d’Arc».
-« C’est pas pour ça qu’elle est rousse ! »
-« Si, si ! Elle a des petits cheveux roux qui retournent sur le cou, et plein de taches de rousseur sur les joues ! Je te le dis, je lai bien vue ! »
-« Mais qu’est ce que vous racontez ? dit Jeanne en regardant les deux femmes par-dessus les montures de ses lunettes - Il n‘y a jamais eu de roux chez nous ! Les Pizard étaient tous noirs, les Attalin châtain, la grand-mère Jacques un peu plus claire. »
-« Et le grand-père, Pierre-François, il n‘avait pas la barbe un peu rousse ? reprit Fa. ».
Les trois femmes, les trois soeurs, installées sur les fauteuils Napoléon III, bois noirs sculptés, tapisserie rouge un peu râpée, dans le salon de la grande maison familiale de Savoyeux, faisaient ‘leur ouvrage’. Elles étaient heureuses de se retrouver en vacances dans la maison que Jeanne avait reprise après la mort de grand- mère.
Germaine réparait des dentelles de vieux coussins mités, travail où elle excellait, fine, minutieuse, patiente, elle avait hérité de toutes les qualités des vieilles dentellières comtoises. En plus, elle était jolie.
Fanny, dite Fa, vieille fille, tricotait un pull-over gris : “C’est pour not’Louis, cet hiver “. Louis était son beau frère, le mari de la quatrième soeur “Rebelle” ou Gabrielle.
Et Jeanne, L’aînée, ravaudait des chaussettes : ‘Avec mes cinq hommes, y a plus de trous que d‘miracles
Alors, vite fait, bien fait, une boule en bois bien lisse dans le talon et 1’aiguillée de fil rouge partait en va et vient rapides pour reprendre la trame du tissu disparu,
-“Mais vous radotez toutes les deux ! La petite Noëlle rousse ? Notre grand-père barbe rousse ? Où avez-vous les yeux ? Puisqu’ il n y a jamais eu do roux chez nous !
-“Pourtant, dit Fanny, j’ai bien vu... pas besoin de lunettes... la peau blanche comme du lait, pleine de taches de rousseur, les petits cheveux roux autour des oreilles .Et puis, c’est bien connu que le comtois type a les moustaches rousses.’
-“Fa tu es folle “ dit Jeanne, ma mère. Les Attalin ont toujours été bruns, avec des yeux noisette. Regarde Jean, regarde Emile, regarde ton frère Alfred - un vrai Attalin - Pourquoi veux-tu que Noëlle soit rousse ?”
-“Je ne sais pas, moi ! Il m’avait semblé, murmura Fa, qui n’osait pas affronter sa soeur aînée.’
-“Peut être que les Simonet, avança Germaine...
-‘‘Quel malheur reprit Jeanne, que Jean, un si beau garçon, comme Emile son frère (regarde Emile comme il est brun, il est presque noir), soit allé chercher une fille à Andrevin au milieu des bois; un bled impossible ou le bon Dieu n’est jamais passé. Moi, d’abord, je ne suis pas allée à la noce, et Denise m’en a toujours voulu.
-“Moi, j’y suis allée dit Fa. Quelle noce et qu’est ce qu’on a ri, Emile n’arrêtait pas de chanter. Et le vieil Isidore de raconter des histoires, mais alors, des histoires. Il était un peu parti.”
-“O, toi dit Jeanne, tu ne ris qu’à ça. Tu vas devenir corne Zoé, j’ai peur !”
Car Fa était vieille fille et la pauvre tante Zoé aussi, qui avait été un peu anormale toute sa vie.
-“Tu te souviens, dit Germaine, combien de fois papa est parti la chercher du côté de la caserne du 11 Chasseurs quand elle se sauvait; avant de la mettre à Neurey, Elle était déjà vieille !”
-“Pas tant que ça, dit Jeanne, elle avait soixante ans.”
-«Quant on 1’a mise à Neurey; Tu sais, le démon de midi, il n’est pas toujours à 1’ heure, va savoir, question de tempérament. En tout cas, je ne vois pas pourquoi on en parle, elle n était pas rousse.”
-“Mais c’est toi qui en parle ! Et je n’ai rien dit de mal, proteste Fa. D’ailleurs Zoé, soeur de notre père, était bien une Pizard, fille d’Alexis Pizard .Elle n’avait rien à voir avec les Attalin”
-“Je sais, dit Jeanne, mais c’est pour dire que les rousses sont diaboliques et que je ne veux pas de ça dans ma famille. Avec mes quatre garçons, penses donc ! Tu ne sais donc pas que c‘est la couleur du diable ! C’est la perte des hommes ! Elles les ensorcellent. Jamais, jamais ça près de mon fils. Je ne voudrais pas qu’elle s’amuse avec Boudou ! Tu penses, mon Boudou, gentil comme il est !
-« Mais elle n’est pas responsable, cette petite », fit Germaine. Elle est toute douce et toute gentille. Et puis, elle n’est peut-être pas tout à fait rousse. Elle est un peu blonde ! D’ailleurs notre mère était blonde dans sa jeunesse, notre mère, la belle Marie Attalin, qui faisait retourner tous les hommes sur son passage.”
-“Elle est un peu blonde foncée” reprit Fa.
-“ Voila ! fit Germaine, blond vénitien,”
-“Ah ! Mais, dit Jeanne, blond vénitien, c’est pas pareil ! C’est autre chose, c’est même tout différent ! C’est très joli le blond vénitien. C’est très recherché par les peintres, c’est même rare et en plus, c’est distingué “ ! Le grand mot était dit.”
-“Et je vais même vous dire (alors, elle baissa la voix), c’est très dangereux : Tous les blonds vénitiens, ou presque, ont été ou seront tuberculeux ! C’est Pierre qui me l‘a dit. Alors vous voyez, vous n ‘allez pas douter de Pierre.”
- “ Ah, si c’est Pierre ! “Dit le choeur des tantes. Pierre était le cousin médecin
-“Mais alors, cette pauvre petite, un oiseau pour le chat. Surtout avec le vieil Isidore, son grand- père, qui tousse à perdre l’âme, et qui crache partout ! Et sa vieille Marie qui dit que, ça n’est rien ! Et les remèdes du Grand Perchet ! Cautère sur jambe de bois ! Grand charlatan !”
“Je dirai à Jean et Denise de prendre des mesures, car leur petite est en grand danger. Ils ne savent pas ce que c’est le blond vénitien. Mais Musset, mais Chopin, tous tuberculeux et soignés à Venise.
Tu te souviens Fa, de notre cousin Roger (le frère de Pierre) mort à Leysin, un si beau jeune homme et si intelligent, mort tuberculeux à dix-huit ans ! Comme c’est romantique !”
—“Qui, bien sûr, dit Fa, mais sa mère était morte tuberculeuse aussi.”
“Naturellement, puisqu’elle a contaminé Alfred, son mari, notre oncle Alfred. Alfred Pizard, un si bel homme et si intelligent,”agrégé d’histoire, inspecteur d’Académie à Beauvais. Quel malheur pour nous et pour eux. Il n’y avait jamais eu de tuberculeux chez les Pizard.”
-“ Tu crois que ça se donne” dit Fa !
-“ La preuve que ça se donne ! La mère, le père, le fils et les deux frères orphelins que mon père a ramenés chez nous à Vesoul, et qu’il a fallu élever avec nous. Et les études ! Pierre médecin et Georges professeur. C’est bien grâce à not’père !”
-« mais ma pauvre soeur tu vois bien que c’est contagieux ».
Au même instant, une sirène déchira l’air et mit fin au monologue de ma mère,
-“Tiens, déjà cinq heure et demie ! L ‘usine va sortir !”
Et, subitement, une foule, que l’on eut dit jusque là contenue par une barrière, emplit la rue. Essentiellement des femmes, une cinquantaine, qui se hâtaient si bien vers leurs maisons qu’elles se bousculaient presque, dans un grand bourdonnement de voix et piétinement de troupeau. Elles passaient obligatoirement devant la maison de grand-mère puisque la rue seulement nous séparait de la papeterie, D’autres femmes remontaient “le pavé” mais on les voyait aussi depuis nos fenêtres. Quelques hommes suivaient: ouvriers d‘entretien, maçons, mécaniciens, magasiniers, suivis comme leur ombre, à quelque distance, par le contremaître Maillot, les employés de bureau et le chef comptable Rouillon,
-“Heureusement qu’ il est là, Monsieur Maillot !” disait Jeanne, c’est lui qui fait tourner la boutique. Philippe n’y connaît rien !”
M. Philippe était le Directeur. Il quittait son bureau bien plus tard. Elle ne l’aimait pas. Va savoir pourquoi. Il était cependant ingénieur des Arts et Métiers de Chalons. Ma mère était ainsi; seuls les titres universitaires 1‘intéressaient, dans l’ordre littéraire.
Les hommes “de poste” restaient à l’usine, Ils faisaient les trois huit, ce qui entraînait de nouveaux passages devant la maison, à 20 heures, 4 heures du matin et 12 heures. C’était les ouvriers de la machine à papier, des dévidoirs, des chaudières. Les graisseurs et les contremaîtres qui se remplaçaient sans arrêt pour ne pas interrompre la fabrication du papier.
-“Cinq heures et demie, dît Germaine, Albert ne va pas tarder ! Je rentre pour faire â souper.
« Qu’est ce que vous allez manger ? dit Jeanne, donne-moi des idées »
-« De la soupe, comme tous les soirs, de la viande froide qui reste de midi et puis des patates, à moins que je fasse des haricots verts que Madeleine m’a donnés. Tu sais, des” beurre’, ils sont très fins et fondants. C’est les premiers qu’elle cueille, mais je ne les ai pas effilés. A moins qu’Albert ramène une friture ?“ Elle se leva, “Je te laisse mon ouvrage. A demain ! »
-« Oui, dit Jeanne. J’attends les enfants ».
-« Et moi, dit Fa, je vais voir ce que Marie nous prépare ».
Les trois soeurs se quittèrent ainsi et ce fut comme si la maison se vidait. Elle perdit tout à coup son atmosphère légère de vacances, de propos négligés et sans importance dans une pièce de prestige oubliée longtemps et soudain renaissante où l’on racontait librement les histoires de famille, sous les portraits des ancêtres. Elle retrouva, après une pause, sa vitesse de croisière avec les bruits de casseroles, de ringards et de portes grinçantes, comme un bateau ou 1’on pousse les feux avant l’appareillage.
A coté du Salon empire, la “grande cuisine”, une pièce carrelée, avait été du temps des Jacques, une salle de café et d’auberge ou la grand-mère Thérèse et son mari Pierre-François Attalin faisaient office de cabaretiers. On recevait surtout les mariniers de la Saône et les gens qui creusaient le canal. En témoignait, près de la grande cheminée, avec une plaque marquée CYR JACQUES, quantité
d’énormes casseroles en fonte et en cuivre et des daubières qui avaient cessé de servir.
Les jours d’été, il faisait bon dans cette grande pièce sombre et fraîche. Assis devant le bahut secrétaire de grand-père, lisant n’importe quoi trouvé dans le grand dressoir-bibliothèque en acajou, appliqué contre le mur de la salle à manger. Sensé faire de la géographie, discipline où j’étais mauvais, j’écoutais le bourdonnement des abeilles dans la vigne de Wetch de la maison d’en face, alors que le soleil écrasait tout dans la rue et que les volets mi-clos laissaient passer un rai de lumière où je suivais la danse des poussières en rêvant du mouvement brownien. Fa traversa la rue et s‘engouffra dans la petite maison élégante où logeait, en vacances, la tante de Dijon. Grand-tante en réalité. Fanny Seguenot, veuve Attalin, dite “tante Fanny”. Son mari, Isaïe Attalin, frère de ma grand-mère, avait hérité la maison et l’avait embellie en adjoignant un joli balcon à une chambre à grains transformée en chambre à coucher. Isaïe était un terrible chasseur toujours suivi de deux chiens d‘arrêt de grande race que mon grand-père, autre grand chasseur, lui procurait, Il partageait son temps de retraite entre Dijon 1‘hiver, Sombernon au printemps pour faire fructifier les propriétés de sa femme et Savoyeux pour la chasse, à l’automne. Il mourut subitement, d’une angine de poitrine, à la chasse. On le retrouva grâce aux chiens. C’était en 1911. La tante fut inconsolable, garda la petite maison (au grand dam de sa belle-soeur qui comptait bien hériter), transféra sur ses nièces son affection et continua de venir passer tous les étés à Savoyeux, comme en pèlerinage.
Elle était petite, avec un visage rond tout plissé entouré de petites boucles grises. Une guimpe de dentelles fines lui serrait le cou et protégeait éternellement sa gorge. Elle portait toujours de jolies robes longues, sombres le plus souvent bordées de dentelles. Elle fréquentait à Dijon la meilleure société et nous considérait comme des sauvages. Mais de bons sauvages qu’elle aimait bien.
Elle rentra dans sa maison derrière Fa, ayant fait sa visite quotidienne au cimetière, et un passage chez la cousine Claire Braud. Elle m’impressionnait cette tante de la bonne société, dans sa maison ou une bonne surveillait tous nos pas, Des 1‘entrée, dans le petit couloir, on se sentait loin. Les murs, l‘escalier, la salle à manger étaient décorés à 1’indienne .Une odeur de moisi tenace vous envahissait vite, car l’hiver est long a Savoyeux, surtout pour une maison fermée pendant 10 mois consécutifs, dont le rez-de-chaussée est une espèce de cave, creusée dans le jardin. Les deux chambres du 1er étage étaient par contre claires et saines. Je revois les papiers peints gris bleu, à personnages, moutons et moulins a vent : toiles de Jouy. Et un mobilier en bambou et rotin. La tante m’appela pour aller lui chercher une bouteille de limonade à la Fraternelle, avec pourboire à la clef bien sûr.
A peine étais-Je rentré, que Jean arriva, Jean arriva dans sa quadrilette Peugeot décapotable bleue.
-“Où sont les goujons ?
-‘‘Quels goujons ? Y a pas de goujons, dit Boudou.
-“Je t‘avais fait dire par papa de me prendre des petits goujons !”
-“Par ce temps-là, on ne peut pas les “tenir”.
-“On les garde en goujonnière dans la Saône. Tu t’en fout ! Tu t’amuses ici, et moi je ne compte pas Je n’ai qu’une soirée libre et je vais la perdre, grommela-t-il. A cause de toi.”
“Allons vite en chercher ! Prends la toile et les bâtons d’étiquet. Je vais me changer” .Il asseyait son autorité et sa différence par sa mauvaise humeur et un ton grognon, mais ça n’était pas grave. C’était toujours pareil, mais il était toujours prêt à nous rendre service.
La Saône coulait derrière l’usine. La barque attendait sous une grande verne, légèrement en amont, à l’entrée de la “Garenne” à quelques mètres. On traversait toute la rivière en barque et un petit bras de Saône nous conduisait au pied du deuxième barrage. Là, dans les courants, sur le gravier, se trouvaient les goujons. Il suffisait de poser 1’étiquet bien à plat sur le fond et de faire du trouble en amont avec les pieds sans remuer les bâtons, fut-ce imperceptiblement. Au bout d’une minute, on voyait monter les poissons. On attendait qu’ils fussent nombreux sur la toile et 1’on relevait le carrelet d’un coup. Alors, tout sautillait sur les mailles brunes dans un éclat de gouttes d’eau, de soleil et d’écailles. Vite, on plaçait la récolte dans la goujonnière qu’on accrochait à une grosse pierre dans le courant. Deux ou trois levées suffisaient à faire la provision. Au fur et à mesure qu ‘il voyait les poissons grouiller, de plus en plus nombreux dans la gamelle, Jean devenait plus aimable. A la fin, il se saisit du récipient, attacha la corde à sa ceinture, mit un goujon au bout de la ligne et partit pécher les perches dans les remous des courants.
Bernard, immobile, admirait les poissons verts et rouges rayés de noir qui sortaient de l’eau au bout de sa ligne en s’ébrouant. Comme il admirait les petits gravelots qui venaient se poser sur le barrage après un vol en cercles rapides au ras de l’eau. Ils picoraient quelques crevettes d’eau douce dans la mousse et s ‘envolaient tous ensemble en criant, en escadrille serrée, brun
noir sur l’eau glauque. Ils faisaient partie du décor et jamais on ne venait aux barrages sans voir les gravelots. Jean s ‘était éloigné en riant : “Tu ne pêches pas ?”. Bernard n ‘avait pas de ligne appropriée et pas de sous pour en acheter. Il ne possédait qu ‘une grosse ligne pour le brochet et n’avait pas envie de la sortir. Et puis il aimait s asseoir sur les pierres du barrage pour rêver.
Il continuait à scruter les bancs de sable pour y trouver’ des traces d ‘oiseaux. Les Angélus se mirent à sonner. La cloche de Savoyeux démarra la première, la surface de 1’eau portait loin le son cristallin. Celle de Seveux avait un timbre plus grave, plus sourd et plus lointain. Le vent venait du Sud “C’est la pluie pour demain” pensa Bernard. Celle d’Autet terminait la prière en douceur, franchissant 1’horizon des grands bois.
Il ne vit que des pas de loutres et des plumes éparses de héron cendré. Les dernières loutres de la Saône venaient encore dans ces coins poissonneux avant de bientôt toutes disparaître dans les pièges du père Bon, ou victime de la pollution.
Le soir tombait. On le sentait à la température soudain plus fraîche qui faisait paraître l’eau plus chaude. Une légère brise se levait et animait le feuillage des saules qui devenaient argentés. Sur le pré du Duc, les vaches se rassemblaient, toujours suivies par un essaim de mouches. La cloche du château sonna pour le dîner. Bernard frissonna sans avoir froid. Il savait qu’on ne partirait qu’à la nuit, on traverserait la rivière à la lueur falote du premier quartier de lune et des fenêtres de 1’usine, mais il connaissait tellement bien ses repaires sur la rive, qu’il aborderait sous la verne au centimètre près.
Pour 1‘instant, il s‘amusait à troubler 1‘eau en grattant les pierres moussues du barrage. La caresse de l’eau vive sur ses mollets lui semblait douce. Un martin-pêcheur passait et retraversait devant lui. Il ne voyait plus son frère et descendit dans le lit du courant.
Passant les mains sous les plus grosses pierres, il attrapa deux belles perches et lâcha un barbeau. Ces gestes de piraterie simple lui plaisaient. Il sentait que tous ceux qui l’avaient précédé ici avaient pris les poissons à la main comme cela depuis la nuit des temps. Une chauve-souris le frôla, puis une autre ou la même sortant des arbres creux.
Enfin, il entendit de grands ploufs que faisait Jean dans l’eau pour regagner le barrage, au moment où la première effraie du château poussait ses premiers chuintements.
La filoche était moitié pleine de perches encore vivantes. “Tiens, mets les dans le bachut I Je me suis bien amusé, et même, je me suis fait couper par un brochet. Tu me reprendras des goujons pour demain et je tacherai d’arriver plus tôt”. Il était apaisé.
La barque glissa sans bruit entre les touffes de roseaux. Seule une légère écume claire marquait son sillage. Quand on eut franchi le rideau d’arbres des îles, on entendit les turbines. L’usine avalait la Saône dans son antre immobile, en ronronnant.
La chaîne qu’on attache, les espadrilles mouillées qui font “flic flac” sur le chemin sablonneux, la première maison allumée, les gens dans la cuisine.
A la troisième maison, c’est ma mère qui attend : “Vous ne pouvez donc pas rentrer ? Lavez-vous les mains ! Tenez ! Voici la soupe !”
Le père, installé devant la table de salle à manger, avait terminé son repas. Il faisait tremper des pêches de vigne dans son verre de vin. “Elles ne valent pas celles de Coulevon ! disait-il, puis ajoutait “ Vous avez du poisson ?
-“Des perches, dit Jean, elles sont dans le bachut”.
-“Mon poisson favori I Tu nous les feras demain, dit-il à ma mère.
-“Bernard les épluchera puisqu ‘il n’a rien à faire”.
Tout le meilleur boulot pour moi, pensais-je.
Ecailler les perches J’en avais pour une heure, sans parler des piqûres aux doigts.
-“Je viendrai les manger avec vous, dit Jean, mais le soir.
-“A moins que Pierre arrive, dit Jeanne. Il s‘était annoncé pour hier”.
-“Si Pierre arrive, dit Jean, je le saurai avant vous, il viendra chercher la camionnette I”
La vieille camionnette Citroën à ridelles était merveilleuse pour venir à Savoyeux avec tous les bagages et tous les petits gamins.
Si Pierre arrive, pensait Bernard en montant dans sa chambre, finie la rigolade, les parties de cache-cache dans le foin, les siestes dans le jardin de la tante couché sur le gros mur à l’ombre des régondos à guetter la porte de la poste, les découvertes au grenier, les maraudes dans les champs avec les copains du village, les plongeons dans la Saône pour épater les filles. Il savait qu’il connaîtrait les longues heures de barque, à ramer, les tendues du soir, les réveils avant l’aube, les marches interminables dans les grands bois pour cueillir bolets et roussottes – et sentait déjà la fatigue-les piqûres de taons en plein soleil en péchant des tanches au creux vers l’écluse et les gros vers qu’il faudrait ramasser au “Pâquis” la nuit tombée pour mettre les lignes.
En glissant dans les draps, il entendait le tac tac monotone des pompes de l’usine et le bruit des chaudières d’où la vapeur s’échappait en sifflant. Il s‘endormit avant d’avoir fait sa prière,
Cette chambre avait trois lits, un papier à larges bandes bleues sur fond clair de petits paniers roses. Des tableaux de ma mère représentant des iris mauves et des étangs sous la lune, une table de toilette avec dessus marbre, des étagères en bambou portant de petits objets surannés, une armoire à glace pleine de draps. J’y étais bien pour dormir, les bruits de l’usine effaçaient tous les autres bruits de la maison, ils m’étaient devenus familiers et berceurs. Le matin, les vaches me réveillaient : une ‘bergère’ passait dans le village dès cinq heures en sonnant d’une vieille trompe. Les portes d‘écurie s‘ouvraient devant elle, et les vaches, lâchées, partaient en troupeau aux Pâquis. Piétinement du troupeau qui s‘estompait doucement au rythme lent des bêtes, meuglements parfois. Je me rendormais. La sirène à 7 H 20 me tirait de la torpeur. Une odeur de pain grillé et de cacao chaud s’insinuait dans les couloirs. Sauter du lit, glisser dans mon short et j’étais dans la cuisine où le miel ajoutait à la douceur du chocolat pour un extraordinaire petit-déjeuner de vacances.
Le dimanche, c’était diffèrent. Pas d’usine, pas de troupeau, pas de sirène. Les cloches sonnant à toute volée nous réveillaient à huit heures. Premier coup de la messe ! Debout en vitesse, petit déjeuner brûlant, toilette des chats dans la cuvette de Delft sur la table de marbre et 8 H 30, deuxième coup de la messe : on s’habillait “en dimanche”.
Au 3e coup, on grimpait le “pavé”. 9 heures. L’église est au sommet de la côte, blottie derrière le mur du château. On en fait presque le tour pour entrer sous un porche très simple où les sonneurs tirent encore sur les cordes et où les hommes s‘attardent qui n’osent pas avancer. Nous, les Bergelin, Pizard, Attalin et Cie on se presse au banc 12 et suivants. Les tantes sont déjà là, la mère s‘agenouille près d’elles et les gamins se serrent contre l’allée,
Le choeur déborde de lumière : Sainte Anne et la Sainte Vierge dans leurs vitraux, au-dessus de 1‘autel, inondées de soleil envoient sur les boiseries, les cierges et les nappes blanches des rayons roses et jaunes du haut de leur Eden, éclairant au passage Saint Pierre d’un côté, Sainte Judith de l’autre, en baroque stuqué admirable. Le décor est planté, le sacristain dans sa stalle, le bedeau en face de lui, le choeur de chant derrière l’harmonium où les chapeaux s‘agitent. Au dernier coup de la dernière cloche, le prêtre arrive sous sa cape dorée resplendissante. Il lève le bras droit qui tient le goupillon, une troupe rouge et blanche d’enfants de choeur s‘égaye derrière lui. Du milieu du transept, il bénit, imposant et entonne: “Aa-aspe-e-erges me “, et c’est un jaillissement immédiat: le choeur, l‘harmonium fortissimo, la foule enchaîne et les voûtes répondent aussi vite qu’elles peuvent: “Do-o-o mi-i-ne-e, hysso-o po etc.. .“ pendant que le prêtre descendant 1’allée bénit à droite et à gauche, tout en dénombrant pour lui les présents. L’Eglise inondée de lumières, remplie de fidèles et de sons resplendit comme la porte du ciel !
Mais ce qui est beau, c’est l’élan et la naïveté claire de ces voix mêlées d hommes et de femmes simples qui n’ont jamais traduit un mot de latin mais en perçoivent cependant la beauté. ‘Asperge-moi, Seigneur, d’hysope pour me purifier”. “Lave moi et je serai plus blanc que la neige”. Quelle foi. Le prêtre remonte l’allée en psalmodiant : “mi.i.se.ere.re.e mee-i de e ucus” !
Ayez pitié de moi, mon Dieu et la voix chaude et forte de baryton d‘Emile continue “Secundum
magnam misericordiam tuam “ Selon ta grande miséricorde, Ainsi, commençait la messe à Savoyeux. Somptueusement
Et puis, soudain : contraste. L’harmonium se tait, le prêtre disparaît à la sacristie à gauche et revient, humble, en officiant, il a troqué sa cape pour une chasuble et fait la génuflexion au pied de l‘autel : “Introïbo ad altare Dei” Je m’approcherai de 1’autel de Dieu, de Dieu qui réjouit ma jeunesse.
C’est vrai que notre jeunesse faisait plus qu’assister, elle participait réjouie à la messe comme à une fête, réjouie de communier à 1‘enthousiasme du peuple fidèle qui chantait sa foi. “Qui a es Dais fortitudo mea.” Parce que tu es ma force, Seigneur.
Admirable mise en scène du mystère de la grand-messe que nous recevions ébahis et joyeux dans cette liturgie exaltante alors que le kyrie de Dumont commençait a égrener sa lente mélopée, Alors seulement, Bernard osait tourner la tête et regarder derrière lui s‘il apercevait le chapeau à larges bords de la fille des Pommiers.
La seule aïeule dont je me souvienne parfaitement, car c’est la seule que J’ai connue et qui fit partie de mon enfance, est ma bonne grand-mère Marie Pizard, née Marie, Marthe, Joséphine Attalin, fille de Pierre , François Attalin et de Anne Thérèse JACQUES.
Anne Thérèse née en 1827, à Savoyeux, était la fille unique de Cyr, Joseph JACQUES et d ‘Anne Baptiste BURNET. Cyr JACQUES (le prénom Cyr n’était pas rare à 1’époque, car St. Cyr étai avec Ste Judith le Saint patron de Savoyeux), né en 1788 et mort en 1843. Il exerçait la profession de cabaretier et habitait la grande maison appartenant maintenant aux enfants de Jacques Bergelin, mon frère. Sa femme Anne Baptiste BURNET (veuve de Nicolas DEVILLERS en 1822) l’épousa le 4 mai 1825 à Savoyeux (c’était la fille de Pierre Burnet né en 1768 et de Bague Thérèse née en 1770).
Anne Thérèse naquit en 1827 le 24 février à Savoyeux, et se maria à 1‘age de 17 ans, en 1844.
Son mari Pierre-François Attalin, né en 1817 à Savoyeux était le fils de Jean-Claude Attalin, né en 1789 et d‘Anne MORTIER, née en 1781 (veuve « JACQUES François et remariée en 1815 à l’âge de 34 ans. Elle est décédée le 19 mai 1843 et enterrée à Savoyeux. Pierre-François qui nous intéresse eut deux frères : Attalin Pierre, né en 1819 et Attalin Joseph né en 1823.
Pierre-François se maria donc â 27 ans avec Anne Thérèse Il exerçait la profession de “piqueur de 1’ Administration des Ponts et Chaussées” et pouvait se parer du titre de “propriétaire”. C‘est sûr qu’il passa une vie de travail entre la culture de ses champs, de ceux de sa femme et des cousins Bague de Membrey. I’entretien des chevaux et de quelques vaches et veaux qu’il possédait à la ferme 1’approvisionnement de l’auberge ou cuisinait Thérèse, en volailles, lapins et vin qu’il tirait de ses fûts remplis par la vendange de ses vignes et son travail aux Ponts et Chaussées où il métrait les champs de Savoyeux pour ouvrir le passage du canal latéral à la Saône et construire le souterrain. Le “piqueur” était un agent de maîtrise Assermenté nommé par le Préfet et chargé de la surveillance des chantiers de travaux publics.
Marie, naquit en 1855, elle avait un frère : Isaïe, de dix ans son aîné. Un autre : Alphonse James qui devint muet à la suite d’une encéphalite d’origine inconnue, et qu’ils appelaient “le muet”. Il vivait seul dans la petite cabane du “Mas flamand”. C’était le jardinier et l’homme de peine de la maison. Il ne se maria jamais .Et une soeur Claude qui mourut à 16 ans d’une méningite, probablement tuberculeuse. Ma cousine Nicole dit qu ‘elle eut “un coup de sang” à la vue des Prussiens en 1870 et qu ‘ elle en mourut .Va savoir
Cette grand-mère, Marie, que nous appelions tout bonnement “membre”,
connut la guerre à 15 ans en 1870. Les Prussiens étaient entrés furieux à Savoyeux, furieux d’avoir été reçus à coups de fusil dans les bois de Seveux par les francs-tireurs, Les habitants et surtout les femmes avaient jugé plus prudent de se réfugier (si l’on peut dire) dans le bois de la Charme, au-dessus du village, pour laisser passer 1‘orage. Les plus courageux, surtout plus soucieux de protéger leurs biens, comme Pierre-François, rentrèrent les premiers .Mais rien n’y fit contre les sauvages : ma grand-mère nous racontait qu‘elle avait vu, horrifiée, “ces brigands-là”, égorger ses poules à coups de sabre et emmener les boeufs à la boucherie régimentaire. Pendant ce temps, son frère Claude, Félix, Isaïe, surnuméraire de l’Enregistrement, ancien élève du Collège de Cray, sergent des Volontaires, faisait le coup de feu à Belfort, en mangeant des rats, partagés avec les vaillants défenseurs de la Place encerclée. Il en revint sans blessure et avec un beau diplôme signé Denfert Rochereau “Honneur aux vaillants défenseurs de Belfort”, que j’ai conservé longtemps.
Ces moments pénibles vous marquent, surtout à quinze ans, une petite paysanne douce et affectueuse. Ses parents avaient essayé de lui donner une bonne éducation en l’envoyant en pension au “couvent” de Mercey-sur-Saône. Quel couvent était-ce ? Et tenu par quelles “bonnes soeurs “ ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’il était installé au Château où se trouve actuellement la ferme Jacquin.
La jeune pensionnaire supportait mal la séparation. Les yeux mouillés de larmes, elle voyait, par delà la Saône, les attelages de Savoyeux travailler dans la plaine et devinait sa maison derrière la colline de 1’Esgrain, Bien que l’internat lui pesa, elle apprit parfaitement : l’écriture, la lecture et le piano. Elle calligraphiait de petits poèmes bucoliques dans des carnets précieux, J‘en ai trouvé quelques-uns uns en fourrageant dans son grenier, quand, avec mes cousines on ne savait plus quoi faire. Une couche de poussière enlevée, apparaissaient les feuilles jaunies, ornées et découpées de papier brodé, recouvertes d’une belle écriture anglaise distinguée. Ma grand-mère était, dans sa jeunesse, une fort jolie personne, Dans sa vieillesse, elle avait encore un port altier c’était “une belle grand femme”, disaient nos paysans, avec d’admirables cheveux blancs ondulés qui encadraient un visage régulier où brillaient de beaux yeux bleus, Elle était bonne et généreuse, comme son physique le laissait présager. Mes frères, plus âgés que moi, en avaient fait leur esclave : ils en profitaient à outrance. Elle allait jusqu‘à leur acheter des cigarettes, ce qui était strictement interdit par notre mère, Moi, je l’adorais en silence et quand elle était là, si possible, je ne la quittais pas. Quand elle arrivait à Cray, souvent mandée par une lettre secrète de mes frères, je me sentais en sécurité. D’abord je savais qu ‘elle viendrait me chercher à l’école, ensuite elle m’achèterait des bonbons chez Monsieur Roland ou des réglisses chez Monsieur Leblanc dit “le Dock”.Et puis, j’avais la faveur de coucher dans son lit. Alors, le matin, à peine réveillé, je lui faisais chanter tout son répertoire et d’abord la chanson du charbonnier. C’est celle que je préférais :
“Rien n’est si beau qu’un charbonnier
Qui se chauffe à sa braise,
Il est le maître en son chantier
Ou flambe sa fournaise.
Dans son palais d’or,
Avec son trésor,
Un roi n’est pas plus â l’aise (bis)
J‘étais mieux que les petits enfants du charbonnier bien qu’ils eussent
“pour berceaux” L‘herbe et les roseaux.
“Et le rossignol pour ’maître”,
Moi, j’avais ma grand-mère bien à moi et j’étais heureux.
A Savoyeux, elle habitait une grande maison, au milieu du village; maison typiquement comtoise avec le toit en croupe et les hébergeages : granges, étables et écuries accolées. Mon père les a fait démolir en 1934 pour ne pas avoir à les entretenir, car les toits en petites tuiles menaçaient ruine. Il a fait un jardin d’agrément à la place. Il y avait un perchis très haut, (perchis vient de perchoir : lieu haut placé et non de perches : bois ou petit baliveau), plein de foin où nous faisions des glissades phénoménales.
Elle tenait cette maison de ses parents : le grand-père maternel était cabaretier et “propriétaire”, nous lavons vu, c’était Cyr Joseph Jacques, qui assista en 1814, à l’incendie de cette maison, En effet une femme du pays ramenait dans son sabot de la braise de boulanger pour rallumer son feu par un jour de bise. C’était la coutume : quand votre feu s était éteint, on courait au fournil et on ramenait vite la braise que l’on plaçait dans l’âtre, on plaçait des “rains” par-dessus (les “rains” sont des brins de fagot coupes qui servent à allumer le gros bois). La bise activant les braises, le sabot prit feu et la bonne femme le lâcha et, comme il y avait toujours des débris de paille et de foin devant les granges, celle du grand-père prit feu. Elle communiqua 1’incendie à tout le bas du village. Les troupes autrichiennes, arrivées de la veille, à la chasse à Napoléon, sortirent de leurs cantonnements avec armes et bagages et aidèrent à sauver le bétail.
Par un perron élevé sur de belles dalles de pierre, on entrait dans une grande salle carrelée en damier rouges et blancs ou mon arrière-grand-mère servait à ses pensionnaires, demi-pensionnaires, passagers et mariniers qui passaient par-là des repas succulents. Car avant que la papeterie fût construite et le canal souterrain ouvert à la navigation, la Saône et donc les bateaux passaient au pied de la maison. D‘ou l’importance des énormes casseroles de cuivre et des grosses cocottes de fonte (baptisées daubières) que nos yeux d’enfant découvraient alignées dans la grande cuisine.
La petite cuisine, avec une grande table à viande qui en occupait la plus grand partie, servait de salle à manger ordinaire au menu peuple que nous étions. Un grand four à pain occupait un des angles, une vieille cuisinière en fonte lui faisait suite; mais la grand-mère cuisinait sur un grand réchaud à charbon de bois, sans souci des émanations d’oxyde de carbone. Qu’il était beau ce réchaud, à trois feux au milieu des plaques de faïence décorée. Il y avait toujours dessus une casserole de metton à fondre de l‘eau chaude et du café, ainsi qu‘une cocotte en fonte noire ou mijotait un rôti de porc “dans 1’épaule”. On le mangeait avec des pommes de terre sautées, grillées nappées de crème et de cerfeuil. Que c’était bon. Le soir, c’était la soupe. Ah ! La soupe poireaux pommes de terre de nos campagnes saônoises, quelquefois trempée de tranches de pain, avec encore du cerfeuil ! Et puis des oeufs “au plat” arrosés de crème. Pour finir, la cancoillotte, chaude si possible, éternelle et douce cancoillotte Si 1‘on avait été sages, on avait le droit de courir à la cave pour ramener une bouteille de prunes, quetsches ou mirabelles, à qui 1’on faisait franchir le goulot à 1’aide d’un fil de fer recourbé au bout. Et l’on trouvait toujours que celui qui était chargé de l’opération n’allait pas assez vite.
Le matin, la grand-mère était la première levée, avant le premier coup de sirène de l’usine qui risquait de nous réveiller, Elle commençait sa journée en rallumant son réchaud pour préparer les petits déjeuners. Et c’était le fameux chocolat “Poulain” et les tartines de miel qui m’attendaient au saut du lit. Ensuite je sortais par l’étable qui sentait encore la vache. En furetant à droite à gauche, je trouvais parfois de gros nids pleins d’oeufs que je ramenais fièrement en disant “voila le coquetier !” Si un copain traînait..., on prenait les lignes, rangées derrière la grande horloge et on filait à la pêche dans les Saules. C‘était le coin des goujons, Et puis on courait les prés et les champs Jusqu’ au soir, après avoir échangé nos goujons contre des gros biscuits “Brun”, qu’on appelait biscuits de soldat, et quelques hameçons, chez Madame Goudougnian à la “Fraternelle”, La Saône nous revoyait pour nous baigner le soir. Au retour à la maison, une soupe odorante de patates et de cerfeuil nous attendait. La grand-mère avait tiédi mon lit à la bassinoire, dans la chambre bleue qui donnait sur l’usine, et je m’endormais au bruit des pompes qui remplissaient les chaudières. La membre avait fait son lit au salon pour ne pas avoir à monter les escaliers, Sous son lit, il y avait des boites de biscuits et du vieux chocolat, et l’on connaissait la cachette.
Il y avait au village beaucoup de cousins Attalin. Ceux qu’on voyait le plus étaient Emile et son frère Jean. Leur père Isidore “vieux comme les rues”, tout ridé, tout fripé, avait connu mon arrière-grand-mère. Il était toujours flanqué de sa femme Marie : petite bonne femme sous un joli petit bonnet blanc et rond, la tête sans cesse agitée de tremblements. C’était une fille Reverchon d’Autet. Emile et Jean avaient une soeur Claire, mariée à un militaire : Charles Braud qui prit sa retraite comme commandant et qui passa son temps à Savoyeux à nous raconter toutes les batailles de la guerre de 1914.
Emile eut un fils : Pierre, comptable à la papeterie. Jean eut deux fils: Raymond, mort a 24 ans d’une méningite tuberculeuse et Bernard, militaire de carrière, et une fille Noëlle, veuve à Baume les Dames d’un directeur d’école. Grillot
Voilà pour les trois Attalin, enfants d‘lsidore. Cet Isidore était le cousin germain de ma grand-mère puisque son père Pierre était le frère de Pierre François Attalin.
L’autre famille Attalin de Savoyeux était issue d’un autre frère d’Isidore. Félix, cultivateur qui mourut écrasé à l‘étable par son taureau, Quatre enfants dont je me souvienne :
Alfred, cultivateur à Savoyeux, Nestor. cultivateur à Membrey, grand pêcheur pirate devant l’éternel, Paul, ouvrier paysan, marié à une fille Lame mort noyé avec sa femme et ses beaux-parents dans la Saône, par chavirage d’une barque, en se rendant à un office de la Mission à Seveux. Il n’y a que la Saône à traverser, mais...et René officier de spahis.
Le troisième fils de cette génération de mon arrière-grand-père s‘appelait Joseph. Il s‘installa à Motey sur Saône où il eut un fils Joseph que j’ai bien connu, cultivateur tonitruant : “venez dîner à la maison, cousins si vous prévenez, vous aurez la poule, si vous ne prévenez pas vous aurez ses oeufs, mais vous aurez toujours la soupe au lard et 1‘plat d‘bon coeur !”
Le terrible Joseph eut deux fils : Joseph, cultivateur installé à Motey, Sur Saône, de grand talent, père de Georges actuellement à Angirey. Et Marcel, également installé à Motey, brave à quatre poils de la Grande guerre, cultivateur émérite, père de Pierre toujours vivant à Motey. Tous ces grands cousins Attalin, de la branche Joseph étaient “des grandes gueules”, prompts comme 1‘éclair, mais avec des coeurs d‘or comme tous les Attalin.
Ils vivaient de la terre mais dans une certaine aisance dont ils tiraient gloire, car tous les Attalin étaient un peu “glorieux”. Ils avaient les plus belles terres, le plus beau bétail et pour aller à la chasse, les plus beaux chiens et les plus beaux fusils. Mais c’était mérité car ils travaillaient dur.
Le mariage de Marie.
Marie Attalin se maria, à 24 ans, le 5 novembre 1879, à Savoyeux, avec Jacques Alexandre Pizard, 37 ans, caissier de banque à Vesoul. Pierre François a soigneusement noté toutes les dépenses qu‘il fit en la circonstance. C‘est ainsi que, grâce à son carnet, nous pouvons nous faire une idée de 1‘importance du mariage :
D’abord en personnel :
Donne à Thierry, découpeur, 5 journées 27.50
À la cuisinière, Marie, 5 journées 27,00
à l’aide cuisinière Ravenet, 3 j. ½ 11,50
à Valentine Patusset, 12 j. 13,00
à Sophie Thévenot, 3 j. 6,00
à femme Lacroix, 3 j. 3,00
à femme Briquet, 3 j. 3,00
à Maguet, viandes 80.00
à Barnier, vins
à Viard, vins Macon 35,00
à Gaumiot, pain 47,00
à Grosmaire, poisson 11,50
Gray, accessoires de cuisine 15,75
Café, 2 kgs 9,00
Sucre, 6 kgs, coupé 10.00
Vin ordinaire. 240 litres à 0.30 72,00
à M. Bouchard, vaisselle louage 40,00
20 pièces ébréchées 10,00
à Vve Corbon, 2 jambons: 14 kgs 32,00
Gray, 2 filets 14 kgs 28,50
Chez Bouvet, confiseur à Gray 27,60
Ouvrière, robe à façon 100,00
Donné à Marie, à Vesoul pour mobilier 300,00
Une cuisinière en titre et un découpeur pendant cinq jours ! Une aide cuisinière et quatre femmes pour la vaisselle et le service ! Deux cent quarante litres de vin ordinaire, plus les vins fins. Quelle noce eut la grand-mère…Le trousseau a été évalué par Pierre François à 2052 F plus 45 F de machine à coudre. Il comportait 12 paires de draps de lit, à 20 F l’une, 60 chemises à 3,50, 48 serviettes de toilette, 72 serviettes de toile et essuie-main, 2 douzaines de tabliers de cuisine, etc., pour finir un piano, le gentil petit piano qui est toujours à Savoyeux: 400 Fracs.
Et le grand-père d’ajouter, in fine: les frais de la noce minimum: 1000 Fracs
Quant à Monsieur .Jacques Pizard, Alexandre, le mari, qu’on à toujours appelé Alexandre, il naquit en 1841 à Navenne près de Vesoul où son père Alexis exerçait la profession de receveur d’octroi du transmarchement. Mais il était en même temps vigneron et jardinier car il fallait nourrir sa famille.
Alexandre avait donc 14 ans de plus que Marie. Il était grand, mince, le cheveu un peu dégarni et portait une barbichette. Il avait été placé très tôt à la banque Courcelles comme saute ruisseau, puis comptable et caissier avant de devenir fondé de pouvoir. Il a termine sa carrière comme directeur de l’agence vèsulienne du Crédit Lyonnais.
On a dit que les Pizard étaient d’origine espagnole. Il y a en Espagne, beaucoup de Pizard, notamment en Estremadura. En Franche comté, c‘est vraisemblable qu’un Pizard se soit arrêté mais je ne puis 1‘assurer n’ayant pas trouvé d’archives à ce sujet. Dans cette province comtoise, qui ne se targue d’avoir des ancêtres espagnols ? En réalité, les Espagnols étaient loin et Faisaient gouverner la Province par les nobles et les robins.
Même les troupes avaient ordre de transiter en dehors de la Province. Il n’y a que le nom ‘Pizard” pour évoquer le patronyme espagnol “Pizzaro “. Les plus lointains Pizard que j’aie retrouvés sont originaires de La Demie et de Velleguindry, villages proches de Vesoul. Le plus certain est Pizard Jean Claude “laboureur” à Navenne, né en 1748, mort veuf en 1815, chez Melle Raillard à Navenne, le laboureur était réputé propriétaire de ses terres. Il eut six enfants, dont trois morts nés ou en très bas âge, L’aîné est mon arrière arrière-grand-père Jacques Pizard, né en 1774, cultivateur, puis vigneron, puis cordonnier (ma grand mare disait “trente six métiers,trente six misères”). Il se maria le 7 janvier 1796 à Claudine La Forge ou De Laforge, née elle aussi en 1774, fille de Laforge Nicolas et de Paton Marguerite, dite la “Mère Tonton”, tais deux de Navenne,
Ils eurent quatre enfants: Marguerite, Antoine, Claude et Alexis. Alexis vint au monde à Vesoul le 23 avril 1814, Qu’était venue faire sa mère à Vesoul 7 Accoucher chez des amis ou des parents 7
Les armées impériales (Russes et Autrichiens) ont alors envahi Vesoul, venant d ‘Alsace pour abattre Napoléon, Deux officiers russes logeaient dans la maison Pizard. Quand ils apprirent la naissance de l’enfant, ils vinrent voir le bébé et, devant le refus de la mère de le faire baptiser, ils L ‘emmenèrent à 1 ‘Eglise Saint Georges et le firent baptiser sais le nom d’Alexis. Ainsi Jacques Pizard, enragé révolutionnaire qui avait conduit la calèche de Robespierre—le—jeune pendant ses tournées d ‘ inspection du Département, vit-il son fils devenir chrétien malgré lui. Alexis se maria à Mademoiselle Fournier Victorine, née en 1822. C’était la soeur du Colonel Fournier qui commandait les “mobiles” à la bataille de Villersexel. A noter que, le même jour, son père Jacques se mariait (remariage) à Madame Fournier, la mère de Victorine I
Le brave Alexis, baptisé par les Russes, avait fait quelques études et semblait tourner le dos aux travaux de la terre. Selon les registres, il est quelquefois étudiant, d’autres fois “vérificateur” ou préposé d’octroi ou receveur d’octroi, L‘octroi était un passage obligé à la porte des villes ou l’on devait payer des droits sur les marchandises transportées. En somme une espèce de douane inter urbaine, Le métier ne devait pas être très lucratif, car pour nourrir sa famille, le receveur cultivait des vignes à Echenoz et des jardins à Navenne. De cette famille Pizard Fournier naquirent : Aleixandre, mon grand-père, Alfred, Estremadura ou Aimable, Zoé.
Avant de parler d‘Alexandre, parlons des frères et soeur. Alfred fit la gloire du lycée Gérôme; Premier prix dans toutes les disciplines, il se lança dans des études supérieures et devint agrégé de l’Université en Histoire, Il fut successivement Inspecteur d‘Académie à Beauvais puis Proviseur au Lycée Lakanal à Paris et Directeur de 1‘Ecole Colbert à Paris ou il mourut. Il eut trois enfants : Pierre (que j’ai connu médecin a Monte Carlo), Georges, Professeur d ‘ Histoire au Lycée de Monaco et Roger, mort a 18 ans, La femme d ‘ Alfred mourut très jeune de tuberculose pulmonaire, Elle avait malheureusement contaminé son mari et son plus jeune fils qui la suivirent dans la tombe. Les deux orphelin furent élevés et recueillis par mes grands-parents, Ils étaient déjà grands et venaient en vacances à Vesoul respirer l’air de la Motte et l’atmosphère familiale.
En somme les arrière-petits-fils du vieux révolutionnaire de Vesoul s ‘installèrent au pays des Princes et firent toute leur carrière dans la Principauté.
Le troisième fils d ‘ Alexis fut appelé Estremadura, c’était l’oncle Aimable. Il opta pour les armes et devint officier de cavalerie, Il prit sa retraite
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comme chef d’escadron et se retira a Rupt sur Saône, gentil village baigné par la Saône.
Malheureusement, il n’en profita pas longtemps car il avait du “pousser’, un peu sur 1’absinthe pendant sa vie militaire. Il mourut célibataire, d’une cirrhose du foie.
Leur soeur Zoé resta vieille fille et cela dut lui tourner la tête. Elle demeura longtemps au foyer d’Alexandre où elle aidait ma grand-mère, Cependant elle disait et faisait tant d’extravagances qu’on dut s ‘en séparer pour la placer à Neurey. Neurey était un établissement à vocations multiples, à la fois hospice, hôpital psychiatrique, maison pou handicapés, etc. situé aux portes de Vesoul, Dans ces maisons polyvalentes, autrefois tenues par des bonnes soeurs, les malades n ‘ étaient pas malheureux comme ils le sont aujourd’hui. Ils étaient occupés selon leur état, à des taches ménagères, jardinières, cuisinières, couturières, etc. qui les distrayaient dans la mesure où ils étaient encore valides, sans parler des offices qui constituaient une sorte de récréation. Je ne sais pas à quel âge Zoé mourut. Mon grand-père Alexandre qui avait par son travail contribué à la promotion sociale de ses frères ouvrit sa maison de Vesoul, rue de la Halle, à toute sorte de parents et d’enfants en difficulté que la bonne grand-mère accueillait comme siens. Il y avait, bien sur, les six enfants du couple, c’est à dire :
Jeanne. Ma mère ; (mère de Pierre, Jean, Jacques, Boudou.)
Fanny restée vieille fille
Alfred, père de Roger et Jacques
Maurice, père de Nicole et Claude
Germaine, mère de Thérèse
Gabrielle, mère des trois filles Tornare (Geneviève, Monique et Colette).
Il éleva, en plus, les trois enfants de son frère Alfred (Pierre, Georges et Roger) et recevait à table ouverte les copains des uns et des autres dont Madeleine Doillon, (la fille du célèbre Docteur Doillon) qui épousa 1‘avocat Thoulouse, plus la cousine Louise Ruffini, à ses heures, La reine mère Marie veillait sur cette ruche bourdonnante et même tourbillonnante avec un calme olympien. Elle avait envoyé les filles à 1‘école chez les soeurs de Saint Maur, sans s‘occuper de savoir ce que penseraient les républicains laïcs de sa belle-famille, d’ailleurs il n’était pas question, à cette époque d’envoyer les filles au Lycée, Ma mère était la plus douée, elle obtint très facilement son brevet élémentaire, tout en faisant piano et peinture. En plus la reine Marie assurait le jacquet du soir de son mari, en 1‘absence d Docteur Doillon et veillait à une stricte économie domestique. Comment ma tante Marie, écrivait Georges Pizard à ma mère en 1939, pouvait-elle pendant tant d’années, avec une telle bonne grâce, recevoir de semblables tablées et faire face à tout. Et il parle du gigot dominical: “Et les imposantes cérémonies du découpage de la souris, Jusqu‘à la dernière tranche, sous l’oeil braqué de nos jeunesses affamées, sidérées par la double présence de la tante Zoé et de l’oncle Aimable..
Ah, bonne vieille maison de Vesoul. Je ne l’ai connue que par oui dire, mais il me semble que je sens la chaleur d’où l’enthousiasme familial de ma mère, son sens du dévouement total, de sa foi et ce fantastique appétit des Pizard pour les nourritures terrestres, les chansons, les belles lettres, les bons mots un peu vaches et la Vie. Le père d’une amie de ma mère, Madeleine, le bon Docteur Doillon, grand ami de mon grand-père, maire de Vesoul, venait souvent le soir. Je 1‘ai dit : faire un jacquet avec Alexandre, Il était radical, maçon, mais libéral et très gai, très aimé des familles. Bonhomme, il s‘annonçait toujours à l’entrée en disant : “ne vous dérangez pas, c’est l’curé de Vesoul. Les dimanches d ‘hiver passaient en réunions, chansons, vêpres, saluts, jeux de cartes et piano. Les dimanches d’été se passaient au Clos à Echenoz où le grand-père avait gardé une vigne et un verger d ‘ Alexis, et l’on pique-niquait, on cueillait les pêches de vigne et les raisins chasselas avant de rentrer à la maison à bicyclette.
Ma mère, une fois son brevet passé, fut retirée de 1‘école pour aider grand-mère, Elle faisait lessives et cuisine très bien, à ses moments libres elle reprenait son piano. Moi je 1‘ai entendu jouer des valses de Chopin, à la perfection.
Ensuite, la grand-mère Thérèse de Savoyeux tomba paralysée d’une attaque, ma mère fut donc dépêchée là-bas, pour la soigner. Jeanne dut ainsi se résigner à ne continuer ni études, ni piano, ni Vesoul, ni copain. Jeanne ne se morfondait point à Savoyeux. Elle s‘y fit d’autres amies : les filles Robert (Directeur de la Papeterie), devenues l’une Madame Rouillon, l’autre Madame Beuret. Et puis, elle visitait la famille et adorait sa grand-mère, Elle y resta jusqu’à son mariage puisqu’ Anne-Thérèse mourut en 1923 à l’âge de 83 ans.
Ma mère était assez extraordinaire. J’y pense souvent en me remémorant un verset de l’introït de l’Avent “nisi haheas caritatem “ .Elle avait tous les dons, mais en plus la charité qui transfigurait tout. Elle nous aimait plus que sa vie qu’elle donnait tous les jours et je crois que c’était le coté Attalin de ma grand-mère, la rusticité paysanne que sa culture chrétienne avait dominée. Par contre son autoritarisme était terrible, son élan affirmé pour tout ce qui était grand et noble, son esprit élevé et rapide. Et là, je pense aux Pizard, car elle ne connaissait pas de repos, de calme serein, de méditation tranquille, non Il lui fallait les tempêtes. Pendant la guerre, elle conduisit seule, hommes et bêtes, mon père était loin, elle, se révéla ! Quand il fut rentré, elle eut du mal à lui céder la main, elle était beaucoup plus entreprenante et clairvoyante que lui.
Elle s’était mariée à 23 ans, à Vesoul, avec Henri Bergelin, qui en avait 32. Cela se passait en janvier 1907. Comment s‘étaient-ils connus ? Mystère. La vie sentimentale ne devait pas s’afficher à la maison.
Ils eurent quatre fils: Pierre, né en 1908 mort à la guerre en 1941, Jean, né en 1909, mort en 1972 d ‘ un accident d’auto; Jacques, né en 1911, mort en 1974 d’une hémorragie digestive; Bernard, né en 1918, médecin, pas encore mort.
Je parlerai sans doute plus loin de mes frères, ou plutôt de la vie que nous avons eue ensemble, quoiqu un peu décalée pour moi, mon enfance étant leur jeunesse.
Jeanne mourut en 1954 des suites malheureuses d’une intervention chirurgicale pour ulcère perforé. L’ulcère se perfora à minuit. Elle fut à l’hôpital à minuit 30. Le chirurgien, la voyant choquée, voulut faire de la réanimation avec des liquides substituts du plasma. L élévation de la masse sanguine lui fut fatale. Après 1’intervention, elle tomba dans un coma progressif dont elle ne se réveilla pas. Après une vie passionnée et beaucoup d’épreuves, toujours soucieuse de ses enfants et de ses petits enfants, éternelle battante, elle mourut sans se battre. On 1’enterra à Savoyeux le jour des morts, auprès de son fils Pierre et de sa bonne grand-mère qu’elle avait tant aimé.
Mon grand-père, Jacques-Alexandre Pizard mourut à 69 ans le 20 mars 1911 d une hémorragie cérébrale. Il avait connu trois de ses petits enfants (Pierre, Jean et Jacques). Ma mère pleura pendant huit jours : elle adorait son père. Elle disait que je lui ressemblais et m’en aimait davantage. Moi, cela m’énervait et je crois qu à cette époque, je lui en voulais d’aimer aussi mon père. Bizarre complexe d’édipe
Ma grand-mère Marie, se retira à Savoyeux dans sa maison et vécut de ses rentes” (bien maigres, surtout après le “coup” des emprunts russes) et de ses terres qu’elle louait, avec la grange, à son cousin “Stanis” en réalité Stanislas Etienne.
A la guerre de 14, au mois d’août, mon père partit à Langres où il devait être mobilisé. Il n avait jamais fait de service militaire et grâce à ses trois enfants et à son âge (39 ans) et à son oeil mauvais, il fut versé dans ce qu’on appela les “riz pain sel, c’est à dire le ravitaillement des armées. Il accompagnait avec son fusil, les trains de ravitaillement. C’est ainsi qu il connut par coeur toutes les gares du Nord et de l’Est et devint incollable en géographie, ce qui ne faisait pas notre affaire d’écoliers.
Ma mère dut donc faire face seule, au commerce, le père était “camionneur” et correspondant des chemins de fer; il y avait beaucoup de chevaux à 1‘écurie. En ce temps là, le port de Cray était prospère, les marchandises et notamment les vins, arrivaient par bateau du midi et il fallait livrer dans toute la région par la route. Les chevaux ébranlaient les lourds convois de fûts, et ramenaient à Gray, blé, fer et fonte qui étaient rechargés sur bateau.
Mon père, Pierre Henri Bergelin, naquit à Gray le 18 mai 1875 à 11 heures. De Pierre Bergelin, commissionnaire de routage, né à Franois (14 février 1826) et instituteur, décédé le 6 mars 1899 à Gray et d‘Augustine Brot Marie Victoria, née à Gray le 10 août 1850 (décédée le 7 février 1905) fille de Claudine Versailles, dite Adine et Auguste Brot (marinier). Cet Auguste, Hyppolite Brot n’eut pas de chance, petit marinier, fils d’un petit marinier, Jean Baptiste Brot et de Claudine Riguenin, il mourut à 33 ans, le jour où sa fille Augustine venait au monde, et c’est le papa Versailles (Jean Pierre) qui dut déclarer en mairie, à la fois là Naissance et le décès. Ce grand-père Jean Pierre Versailles, j’en parlerai peut être un jour. Il était charpentier en bateaux (touquier) et venu de Givors s‘embaucher un beau jour chez Bertrand, sur le quai Mavia, qui n‘était pas encore un quai, mais un terrain marécageux (mala via) en bord de là Saône.
Donc, les Bergelin étaient originaires de Franois Petite localité du canton de Champlitte, bordée par le Salon, le village de Franois n’a d’original que ses vieilles maisons en pierres sèches, leurs toits de laves (au jour d‘hui remplacé par la tôle ondulée) et une petite église renfermant de nombreuses toiles de bonne facture. Franois (60 foyers en 1614) vient de frêne : le pays des frênes en général terrain alluvionnaire, humide.
Le nom de Bergelin, très courant dans ce pays, où l’on trouve aussi des Robertgelin, vient probablement d’une déformation de GELIN (geline : la poule). Le plus ancien Gelin est de Neuvelle les Champlitte. Village voisin de Franois, il s‘agit de Gelin Guy vers 1680 qui aura donné Gelin Nicolas aussi appelé Robertgelin époux de Petitjean Anne, Leur troisième fils, nommé Gelin Pierre (né le 18 novembre 1759 à Franois) (alors que le n°1 s ‘appelait Gelin Anne-Pierre, le n°2 Robertgelin Marguerite et le n°4 Robertgelin Jeanne) épousa Valluet Anne le 11 janvier 1785.
Ils eurent 5 enfants : savoir Gelin Claude, Gelin Pierre (marié à Claudette Louvot). Gelin François, Gelin Jean et Bergelin Pierre “le jeune”, né le 27 mars 1800. Bergelin Pierre Jeune” épousa le 17 mai
1824 à Mont le Franois, Marianne Bouquillard d’un an son aînée. Fille de Charles Bouquillard (instit à Mont le Franois un ancien combattant de Sartre et Meuse) et de Françoise Jacquinot (d’où un ancien Jacquinot de Franois qui venait me voir au cabinet en m’appelant “cousin et que je n’avais ni le temps ni la curiosité d’interroger). De leur mariage (Pierre + Marianne) naquirent deux garçons : Melchior Alexandre, né le 19 février 1833, décédé en 1894 et Pierre, né le 13 février 1826 décédé en 1899 père de Pierre Henri, mon père.
Les deux frères sont venus à Gray .1‘un correspondant du chemin de Fer, 1 ‘autre (mon grand-père sans doute instituteur) commissaire de roulage, puis entrepreneur de roulage.
Ils s ‘occupaient donc ensemble de ce qui deviendra plus tard et de nos jours “les Transports Bergelin”,
Nous avons là les fondateurs.
Pierre et Melchior furent peu prolifiques : ils eurent chacun un fils : Pierre, marié à Augustine Brot, donna Henri ou Pierre Henri.
Melchior, marié à demoiselle Retrouvey de Margilley, donna Paul. (Le cousin Paul).Tous les deux furent introduits dans l’affaire de transports. Après études primaires faites et bien faites et se brouillèrent sous la pression des femmes et des mères : L’intrigue consistant à ce que l’un ou l’autre des fils dirigeât la Maison.
Paul fut vaincu et s‘exila dans une banque. Il habitait seul “au chalet”, à l’hôpital, cultivant des roses et soignant sa vieille mère (une “mauvaise” impossible, disait ma mère, qui ne consentit jamais au mariage de son fils), pourtant Paul était beau garçon et ne dédaignait point les dames. A la mort de Joséphine Retrouvey, ma mère “rabibocha” les 2 garçons et Paul vint souvent à la maison. Pour les fêtes et spécialement au nouvel an où Jeanne se surpassait en cuisine avec le pâté en croûte, Il amenait sa clarinette, mon père jouait de la flûte et nous chantions. C’était très gai.
La femme de Pierre (Augustine Brot) était grayloise, née à Gray le 16 août 1858, je l’ai dit, le jour où son père disparut à l’âge de 33 ans.
Auguste Hyppolyte Brot, né le 18 août 1816 à Gray, était marinier, fils de marinier, Il est décède le 22 novembre 1849, donc a 33 ans, sans doute de tuberculose pulmonaire. Son père Jean Baptiste et sa mère Claudine Huguenin habitaient ensemble dans un taudis de la rue du Moulin (récemment démolie pour construire l’immeuble “îlot du Moulin”).
Ma Grand-mère, Augustine Brot, mourut tragiquement le 7 février 1905 à Besançon, Gare Viote, dit l’état civil, En réalité, mon père racontait qu’à 54 ans, souffrant de métrorragie dans un fibrome, ma Grand-mère était allée se faire opérer à Besançon, clinique de là Mouillère. L’opération s‘était “bien passée”, comme d’habitude, mais les suites se passèrent moins bien, l’état de la malade s‘aggrava, avec la fièvre et le chirurgien prévint mon père d‘avoir à la ramener à la maison pour qu‘elle mourut dans son lit. Ne voulant pas lui faire subir les cahots de la route en voiture, à cheval, il la transporta à la Gare et la pauvre grand-mère mourut dans train entre Besançon et Gray. Pauvre grand-mère qui était, parait-il si gentille !
Elle était donc la fille du marinier Brot et de Claudine Antoinette Versailles. Nous avons répertorié sept enfants dans cette famille Versailles : Claudine * Antoinette, notre ancêtre, Françoise (mariée à Etienne Mouchet, commissaire négociant) à Gray. D’où la parenté avec les Mouchet que
mon père aimait beaucoup.
Jean Pierre
Pierre Jean Léon
Pierre Joseph
Une fille, mariée à Roland Jean Baptiste Aimé, constructeur de bateaux à Gray.
Le père, Jean Pierre Versailles, était né à Givors (Rhône) le 12 août 1788 de Versailles Aimé “patron” et de Bertrand Benoîte, et il était venu travailler à Gray comme charpentier en bateaux chez son oncle Bertrand, maître touquier, qui devint son patron en attendant de lui vendre son chantier. Les bateaux qu’ils construisaient tous les deux étaient destinés à naviguer sur la “petite Saône” : fond plat, nez relevé renforcé de plaques de tôle appelées taques ou touques, d’où le nom de “taquier” (fabriquant de taques). Il habitait dans la rue qui porte encore aujourd’hui nom; rue Versailles (qui était dénommée communément rue de Versailles et que j’ai eu bien du mal à Faire écrire correctement sur la plaque de rue). Actuellement coupée par le Boulevard des Grands Moulins, Arsenal, cette rue est devenue 1’
Impasse J. P. Versailles.
Ce brave grand-père Versailles se maria le 25 mai 1813 avec Anne Catherine Cugniet, fille de Hilaire Cugniet, menuisier et de Jean-Marie Burnet. Le contrat de mariage authentique est conservé dans nos archives, établi par le notaire Cournot, l’aîné de Gray.
Cet arrière arrière-grand-père Versailles venait de Givors où il avait appris le métier de touquier. Le père, Aimé Versailles, était marinier à Givors, (voiturier par eau et cabaretier) et là mère Benoîte Bertrand ont été parrains de Pierre Bertrand, voiturier par eau de Givors et la marraine Jeanne Vallée. Les touques étaient, des bateaux plats à Nez relevé que l’an appelait aussi flûtes et qui servaient au transport des marchandises sur là Grande Saône et sur la Petite Saône, il était venu à Gray chez un maître touquier nommé Jean Pierre Bertrand (voir sa mère Benoîte Bertrand) et se maria à une demoiselle Anne—Catherine Cugnet dent le père était menuisier, se prénommant Hilaire. Jean—Pierre était riche au moment de son mariage (voir contrat), des biens échus de sa mère, qu’on ne spécifie pas, et d’une somme en argent (or) de 1200 F, faite de ses épargnes. Il faut croire que c’était un bon compagnon pour avoir épargné ainsi une somme rondelette pour l’époque,
Le grand—père Pierre-Alexandre, lui, venait de Franois, sur les bords du Salon. Les Bergelin étaient installés à Franois depuis très longtemps * Dans les vieilles archives, tenues par les curés successifs de la paroisse de Franois, on trouve d’abord des Gelin, puis des Robertgelin et ensuite des Bergelin; corne ils se prénommaient tous Pierre, les recherches sont assez difficiles. Et les variations autour du nom Gelin sont des facilités que les prêtres, prenaient pour s’y reconnaître parmi leurs paroissiens.
Disons que le plus certain et le plus proche dans cette certitude est Pierre Bergelin, mort |
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